L’idée est, selon Platon, enfermée dans notre corps avant notre naissance et se retrouve par l’anamnesis, la mémoire. Elle est à la fois première et canonique, ce qu’indique la double étymologie d’ « archaïque », arkhè signifiant à la fois le « début » et le « pouvoir, l’autorité ». L’archaïque reconnait donc dans un passé reculé une mémoire collective qui passe par l’affectif, le corps et le sensoriel. Dès lors, l’image commune est résurrection, retour. On ne l’a jamais vue, mais elle a toujours été là. Cela revient à dire qu’il y a un inconscient de la vision ou, avec Aby Warburg, une « survivance » (Nachleben) des images : certains archétypes traversent les époques et les cultures et continuent à fasciner les artistes. Peut-être est-ce la raison pour laquelle les formes de Kethevane Cellard nous sont si familières ?
Encre noire sur papier blanc, formes pleines ou creuses, évidées ou courbées : les choses de Kethevane Cellard adoptent un langage visuel bien connu, le contraste entre l’ombre et la lumière, celui-là même qui a donné lieu aux premières écritures. L’immission d’un vocabulaire commun dans ces formes est d’autant plus forte qu’elles ne disent rien, enfermées qu’elles sont dans des postures hiératiques et solitaires dénuées d’action. Dans le même temps, l’image entretient une résistance au sens car elle ne cesse jamais de livrer du signifiant : le mystère de la forme archaïque est d’être à la fois fonctionnelle et poétique.
Même délestée de son rôle, elle perdure, car son mutisme est gage de sa survie. Ces formes simples aux tons sobres sont en effet mues par un dynamisme intérieur, un élan lent et silencieux qui pousse le rêve de la matière. Celui-ci se loge principalement dans les creux, les cavités et les rondeurs, que la psychanalyse bachelardienne associe fondamentalement au giron féminin. Plus encore, l’auteur place la première image de l’humain dans la matière chaude, le calorisme, ce qui n’est pas anodin en regard des dessins de Kethevane Cellard, puisant leurs modelés dans le pétrissage de l’argile et le polissage du bois. Cette idée est d’autant plus parlante que la technique de l’artiste est elle-même artisanale, avancant par fines hachures comme la trame d’un tissu. C’est par petits gestes, comme de courts fils de soie, que se met en place l’ « artisanat du dessin», rebelle à toute forme de hiérarchie artistique.
L’artiste nomme ses dessins des « figures », terme qui désigne dans le domaine des beaux-arts la représentation au naturel et dans sa totalité d’un être vivant. Plus spécifiquement, « figures » définit la représentation d’un être humain et « in figura » le procédé en vogue à la Renaissance qui consistait à glisser un autoportrait dans l’oeuvre peinte. Employé par Kethevane Cellard, le mot « figure » apporte vie et naturel à ces formes clairement anthropomorphes. Surtout, et si l’on joue sur les différentes définitions, il indique que la figure est une surface de projection de soi. Ainsi, ce qui est vu est aussi ce qui voit : deux yeux aux longs cils, ouverts sur le passé, le présent et le futur sont nettement dessinés sur un pot aux anses larges comme des oreilles. Il y a une organicité et un anthropomorphisme de ces choses qui rappelle que les premiers objets étaient autant utilitaires qu’habités, comme le corps, par un esprit. Le premier bol n’est-il pas formé par deux mains jointes ?
E.W-E
La vie des choses
Elora Weill-Engerer, 2022, Texte critique